HISTOIRE DE L'IMMEUBLE CLINARD
L’Immeuble Clinard a été construit à Saint-Denis en 1877. Il est toujours habité aujourd’hui. Des recherches historiques à l'échelle d’un immeuble permettent d'observer les relations sociales entre des classes sociales hétérogènes.
Pour en apprendre plus sur l’histoire de cet immeuble, nous nous sommes posé des questions et nous avons formulé des hypothèses. La recherche dans les archives nous a permis de trouver certaines réponses.


L’Immeuble Clinard
Cédric David/AMuLoP, 2020
Le 5 mai 1877, Arthur Clinard, un entrepreneur en peinture originaire d’Eure-et-Loir achète avec sa femme, Clémentine Marteau, un terrain nu situé à Saint-Denis, pour la somme de 45 0
00 francs.
Le couple, bien implanté à Saint-Denis, y fait édifier un immeuble sur leurs deniers personnels dans les années qui suivent. Enfin, cet investissement est facilité par le fait qu'Arthur Clinard travaille dans le bâtiment, ce qui est un véritable atout quand on veut se lancer dans un tel projet. Il connaît très certainement les entrepreneurs auxquels il fait appel pour les travaux, et son entreprise intervient sûrement sur le chantier.
Extrait du cadastre de 1854 sur lequel apparaît le terrain avant la construction de l'Immeuble Clinard
Archives Municipales de Saint-Denis, 10 Fi 11/1
La construction de cet immeuble représente très probablement une opportunité dans un territoire dynamique. La ville de Saint-Denis est en effet un pôle industriel mais aussi commercial en transformation rapide en raison de son explosion économique et démographique.
L'échelle de l'immeuble permet d'observer les relations sociales entre des classes sociales hétérogènes.
Cet immeuble comprend au rez-de-chaussée, une loge de concierge, des WC communs ainsi qu’un grand appartement. Les quatre premiers étages sont organisés selon un plan identique. Chaque palier ouvre sur deux appartements, l’un de 45m² environ sur la gauche, l’autre de 90m² sur la droite. Le dernier étage est occupé par des appartements de plus petite surface et des chambres de bonne. La diversité de surface de ces logements contribue à un peuplement relativement mixte de l’immeuble.
Immeuble Clinard, plan du 2e étage
Archive personnelle d'une habitante actuelle de l'immeuble
Arthur Clinard fait construire son immeuble selon des normes de confort assez exceptionnelles pour les habitations de banlieue à l’époque. La présence de WC modernes et de l’eau courante dans les logements ne va pas de soi, en particulier dans cette ville très ancienne qu’est Saint-Denis, où prédominent les fosses d’aisance. En effet, on compte, dans les années 1880 à Paris, un cabinet d’aisance pour 70 locataires en moyenne, et pour limiter les frais de vidange, les propriétaires recommandent souvent de ne déverser que du solide à la fosse, le liquide doit aller dans le caniveau.
L’emplacement et le confort de l’immeuble attirent dans les appartements les plus vastes des familles aisées appartenant à l’élite locale. En effet, à la fin du XIXe siècle, les personnes appartenant aux classes supérieures veulent donner une bonne éducation à leurs filles. Ces familles s’installent donc à proximité de la Maison d'Education de la Légion d'honneur, réservée en priorité aux filles, petites-filles et arrière-petites-filles des décorés français et étrangers de l'ordre de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et de l’ordre national du Mérite. La caserne militaire ainsi que le lycée de la Légion d’honneur sont des institutions dionysiennes où les élites se rencontrent et tissent des relations amicales et économiques. L’immeuble est habité par des familles issues des élites administratives et sociales : consuls, militaires…
Maison d'éducation de la Légion d'Honneur de Saint-Denis - La basilique vue du Préau
Carte postale éditée par Pierre Petit, scannée par Claude Shoshany, début du XXe siècle
En revanche, les appartements de 45m² accueillent dès le XIXe siècle des ménages modestes et composés de peu d’individus. Ils comportent deux chambres (dont une petite) et un bureau. Comme dans les grands appartements, la cuisine et les WC sont regroupés à gauche en entrant, à côté des tuyaux.
Toutefois l’immeuble n’est pas une habitation de luxe, comme en témoigne l’absence d’escalier de service et de cour intérieure.
Pour attirer les classes supérieures dans son immeuble, Arthur Clinard a construit un immeuble confortable, aux normes d’habitation modernes, encore assez rares en banlieue à l’époque. Cependant, les commodités construites à la fin du XIXe siècle deviennent rapidement insuffisantes aux yeux de la bourgeoisie, qui accorde une importance croissante à l’hygiène. Peu à peu, les classes les plus aisées désertent le quartier, afin de vivre dans de meilleures conditions.
Après la mort d’Arthur Clinard en 1904, l’immeuble est vendu à la famille Audren, des Bretons appartenant à la bourgeoisie commerçante de Saint-Denis. Ils l’achètent en 1922 pour 150 000 francs dont 40 000 payés comptant. Le prix est inférieur à celui du terrain nu acheté par les Clinard. Il y a donc eu une très forte dépréciation de la valeur de ce bien. Cette cession à bas-prix est sans doute liée à la situation de l’immobilier dans l’entre-deux-guerres. Avec la reconduction du moratoire sur les loyers voté par décret le 20 mars 1915, les loyers sont bloqués et beaucoup ne sont pas payés, aboutissant à une dégradation du bâti par manque d’entretien de la part des propriétaires. La bourgeoisie d’origine provinciale qui s’était développée à Saint-Denis est largement partie vers des banlieues moins industrialisées ou vers Paris. Au recensement de 1921, seuls 8 logements sont occupés au lieu de 11 en 1911.
Peu à peu, les chambres de bonne ne logent plus les domestiques mais sont louées à des ouvriers de la grande industrie. Après la Seconde Guerre mondiale, les locataires des petits logements ne sont plus des ouvriers ou des travailleurs manuels, ils appartiennent plutôt à la classe moyenne. Ainsi, des comptables, des sténo-dactylos, des agents EDF, entre autres, emménagent dans l’immeuble. Alors que les grands logements sont habités par des classes moins prestigieuses qu’à l’origine de la construction de l’immeuble, on assiste à une revalorisation sociale des habitants des petits logements.
L'avant dernière colonne de cet extrait du Recensement Général de la Population de l’Immeuble Clinard indique la profession de ses habitant.es.
1946, Archives municipales de Saint-Denis, 1 F 36
Après le décès de Bénoni Audren en 1954, sa veuve et ses deux filles héritent de l'immeuble, qu'elles vendent à la découpe. Bien que la famille conserve quelques appartements, cela marque la fin d'une époque, où les propriétaires habitent leur immeuble, maintenant une forte hiérarchisation ainsi qu’un contrôle social sur le choix et les moeurs des locataires.
Les quartiers proches sont modifiés par la rénovation urbaine et la désindustrialisation provoque un appauvrissement progressif des ménages. Dans les années 1960, l’immeuble est davantage occupé par les classes moyennes. Les classes dominantes quittent le quartier. L’immeuble s’abîme en raison de son manque d’entretien. Il n’y a aucun locataire d’origine étrangère jusqu’en 1968. Cela s’explique par une sélection des locataires à partir de recommandations et solidarités locales : les nouveaux venus issus des classes populaires sont exclus de cette forme de cooptation.
En 1962, l’ecclésiastique Pierre Petiet achète un appartement à Mme Jeanne Audren pour 14 000 francs, c’est une somme très basse, à une époque où les loyers sont eux aussi très bas.
Seize ans plus tard, il revend son logement pour la somme de 120 000 francs à Florence Maillard. Il fait une très bonne affaire puisque compte tenu de l’inflation, les 14 000 francs qu’il a déboursé en 1962 équivalent à 40 000 francs en 1978. Pierre Petiet réalise donc un bénéfice de 80 000 francs sur la revente de son bien. Cela n’est pas étonnant puisqu’en 1978 la réhabilitation de l’habitat insalubre (RHI) à commencé en France, la rue de l’Immeuble Clinard et son quartier sont en pleine revalorisation.
En 1989, Florence Maillard revend l’appartement à la famille Auger pour 425 000 francs. Là encore, en tenant compte de l’inflation, elle réalise un bénéfice de plus de 130 000 francs.
Lorsque la famille Auger revend son bien à la société civile immobilière (SCI) Société du Cygne, représentée par Michel Tordjman, l’appartement subit une forte décote et n’est vendu que 360 000 francs