LA LOGE DES CONCIERGES
La loge des concierges a accueilli plusieurs concierges, presque toujours des couples, entre la fin des années 1880 et la dernière trace d’habitants qualifiés de « concierges » repérée dans les archives en 1968. Entre ces deux dates, les recensements généraux permettent de compter sept générations de concierges dans l’immeuble.
La surface de la loge représente environ 25m². Elle est plus grande et lumineuse qu’une loge standard, à Paris par exemple, qui mesure environ 15m².
La loge comporte des fenêtres et une belle cheminée. Lorsque l’immeuble est construit, elle n’est pas dotée de cuisine ni de salle de bain. La loge est ainsi un espace assez spartiate et peu confortable, sans WC.
La loge est un espace à la fois privé et public. C’est le lieu de vie des concierges, mais aussi le lieu dans lequel les autres habitants de l’immeuble peuvent entrer ou regarder par la fenêtre. À l’inverse, les concierges sont aussi des personnages publics de l’immeuble qui peuvent surveiller le couloir depuis leur fenêtre et les allées et venues des locataires.
Ainsi, la loge se pense comme un espace intermédiaire entre l’espace public de la rue et l’espace privé de l’appartement. Cet espace intermédiaire qui intègre le hall, les escaliers et la loge elle-même obéit à la fois aux règles sociales de l’espace public et à celles de l’espace privé.
Les concierges de l’Immeuble Clinard entre 1891 et la fin des années 1960 étaient principalement issus des migrations provinciales de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Ils appartiennent plutôt à la classe ouvrière et sont toutes et tous nés en France.
Les revenus des concierges se limitent la plupart du temps à l’occupation gracieuse de la loge, à du charbon et du bois gratuit, des étrennes (petite somme d’argent) offertes une fois l’an par les locataires et éventuellement une petite part du loyer trimestriel. Le métier de concierge est un métier isolé, avec des conditions de vie difficiles, un travail sans horaires encadrés, sans droit du travail établi et sans organisation collective ou syndicale.
Le fait d’associer le métier de concierge à une profession plutôt féminine provient de la répartition des tâches dans le couple. Souvent issus de milieux modestes, les couples occupant une loge doivent travailler à côté pour compléter leurs revenus. C’est alors l’homme qui va travailler dans l’industrie locale, il exerce souvent des métiers très pénibles et la femme est celle qui doit assurer une permanence dans la loge ainsi que l’entretien des parties communes.
Les concierges occupent une position très subalterne dans l’échelle sociale. Ce sont les moins bien logés de l’immeuble, avec les domestiques qui occupent de petits espaces au dernier étage. Pourtant, les concierges disposent d’un très grand pouvoir social, qui est en fait un pouvoir de contrôle. En effet, si les propriétaires n’habitent pas l’immeuble, les concierges sont les personnes intermédiaires entre les propriétaires et les locataires, qui sont chargées de percevoir les loyers.
« Mon concierge », carte postale
édition M.A., postée en 1904, collection Patrick Kamoun
« Un concierge plat et servile, Au terme, apporte le pognon De cette populace hostile Et parfois, ses réclamations. Moi, cela me rend folichon: Je palpe l'argent, je me mouche, Je dicte les augmentations Et trois mois après je les touche. »
Seconde strophe du poème Ballade de Mr Vautour, E.B.
Quatrième de couverture de Les hommes du jour, N°280, 31 mai 1913, collection Patrick Kamoun
Les concierges distribuent le courrier et gèrent le cordon (la sonnette) qui permet d’ouvrir la porte aux visiteurs. L’usage veut que la porte soit ouverte jusqu’à 22 heures et que le cordon puisse être sonné jusqu’à minuit mais en réalité cette ouverture du cordon devient souvent objet de tensions entre les concierges et les locataires, dont l’intimité est ainsi contrôlée. Les concierges peuvent lire leur correspondance, qui se fait à l’époque principalement par carte postale, donc lisible sans enveloppe, mais aussi savoir qui sort et quand, ou encore qui reçoit des visites nocturnes. L’usage du cordon sera supprimé en 1947. Enfin, les concierges font respecter le règlement de l’immeuble, relatif à la propreté, au bruit, aux déchets…
« Cordon s’il vous plait »
Image publicitaire, chocolat Guérin Boutron, non datée, collection Patrick Kamoun
Quelques règles figurant au règlement de l’Immeuble Clinard en 1954 :
- interdiction de se servir de la cour, des paliers ou cages d’escaliers pour étendre le linge ou battre les tapis
- interdiction d’avoir un animal
- interdiction d’accrocher des pots de fleurs, caisses ou objets aux fenêtres
- interdiction du travail à domicile avec ou sans machine et outils, et d’exercer un commerce
- interdiction de faire un bruit « anormal », ainsi il est recommandé de prévenir les trois voisins immédiats en cas de soirée ou surprise party, et d’utiliser les postes de radio et télévision avec tact et discrétion.
Ainsi les concierges, et surtout la femme du couple, toujours présente dans l’immeuble, possède un statut singulier qui la rend corvéable à merci, selon une grande multiplicité de tâches : ménage, garde d’enfant, ouverture des portes, bricolage, distribution du courrier, charbon (dont les concierges ont le droit de garder une part gratuitement), surveillance des allées et venues… Et en même temps, la concierge est très puissante, notamment dans sa capacité à faire intrusion dans l’intimité des locataires.
Le mépris de classe et la misogynie s’articulent fort bien pour créer cette figure littéraire de la concierge d’âge mûr, acariâtre, commère, intrusive et arbitraire toujours présente dans les espaces communs et menaçant sans cesse la liberté d’agir et de circuler.
« Tous les potins que tu colportes,
Laide guenon, dans le quartier,
C'est parce que tu fais métier
De coller ton oreille aux portes. »
Auteur inconnu, édition ASIB N°5192,
Les domestiques ont beaucoup moins de pouvoir sur l’espace collectif de l’immeuble et sur les locataires dans leur ensemble. En revanche, ils ont la légitimité d’entrer dans les appartements dont ils s’occupent, espace intime des locataires, dont les concierges sont exclus, cantonnés à cet espace intermédiaire des parties communes et de la loge.
1. Le premier couple de concierges apparaît au recensement général de 1891. Il s’agit de Marguerite Machenaud et Pierre Lafont. Ils habitent dans cette loge pendant 8 ans, avec leur fille. Marguerite et Pierre sont nés à Angoulême. Marguerite est fille de tonnelier, elle épouse Pierre, qui est ajusteur, dans la ville où ils sont nés. Leur présence à Saint-Denis est inscrite au recensement général de 1883. Lorsqu’ils emménagent dans l’immeuble Clinard, ils ont 56 et 51 ans. Ils ont le profil type des concierges de cet immeuble : un couple de migrants provinciaux d’âge mûr, avec enfant(s). Le mari ouvrier est encore actif et complète ainsi le revenu du foyer.
2. Le deuxième couple est assez similaire. Il s’agit de Jean Bruinaud et de Célina Guyot. Jean est originaire de Dordogne, il épouse Célina en 1905 à Saint-Denis, il a déjà 43 ans. Ils viennent tous deux de milieux très modestes : les parents de Jean sont chiffonnier et ménagère et les parents de Célina sont manouvrier et lingère. Comme Pierre et Marguerite, ils arrivent dans l’immeuble en 1911, alors qu’ils ont déjà 50 ans. Pour compléter leurs revenus, Jean est mécanicien-électricien.
Les noms de Jean et Célina Bruinaud sont présents aux deux premières lignes de
cet extrait du Recensement Général de la Population de l’Immeuble Clinard en 1911.
Archives municipales de Saint-Denis, 1F28
3.Edna et Alfred Boisseau arrivent comme concierges en 1919 alors qu’ils ont fui le Nord pendant la guerre, où Alfred est allé au combat. Ancien ouvrier mineur du Nord, Alfred n’a que 30 ans quand il arrive dans l’immeuble avec sa femme. Cela change du profil des précédents concierges et laisse peut-être penser que c’est son statut d’Ancien Combattant et de réfugié qui a favorisé son emploi.
Fiche matricule d’Alfred Boisseau durant la Première Guerre Mondiale
DR
La fiche matricule correspond à la page du registre tenu par l’armée
dans lequel toute la carrière militaire d'un soldat était inscrite.
4.Clotilde Soudan et Louis Ballin arrivent dans la loge en 1931. Louis Ballin est également Ancien Combattant. Il est ouvrier chez Hotchkiss, une des plus grosses usines automobiles de Saint-Denis. Le profil de travail des hommes du couple suit l’industrialisation massive de Saint-Denis au début du XXe siècle.
Les noms de Louis Ballin et Clotilde Soudan sont présents (lignes 8 et 9) sur cet extrait du Recensement Général de la Population de l’Immeuble Clinard, 1931.
Archives municipales de Saint-Denis, 1F32
5.Berthe Maillard devient ensuite la concierge, elle apparaît dans le recensement de 1946. Nous ne disposons pas d’information hormis le fait qu’elle n’est pas née à Saint-Denis.
6.Marie et Jules Deshayes deviennent concierges en 1954. Jules est un ancien combattant alors âgé de plus de 70 ans. Bénoni Audren, alors propriétaire est lui aussi un Ancien Combattant. L’embauche de Jules est sans doute le signe d’une solidarité générationnelle interclasse entre ces deux vieux hommes qui ont connu la même guerre.
7. Les derniers concierges repérés dans les recensements sont Joseph et Lucienne Mignot entre 1962 et 1968.
Lorsque l’immeuble est vendu en lots séparés, la fonction de concierge perd de son sens. Avec l’éclatement de la propriété entre plusieurs propriétaires, la concierge ne peut plus jouer son rôle d’intermédiaire de l’unique propriétaire. L’habitat se modernise et les boîtes aux lettres privées apparaissent. La concierge n’a donc plus besoin de répartir le courrier entre les locataires. Peu à peu, la fonction de concierge évolue comme une profession dont on reconnaît les droits et la qualification, elle devient un coût trop élevé pour la copropriété et paraît progressivement inadaptée aux habitants de l’immeuble. Le règlement de copropriété de 1954 témoigne de la décision précoce de supprimer la fonction de concierge dans l’immeuble.
« Service de l’immeuble:
Il ne sera pas affecté de concierge à la maison. Les travaux de nettoyage et autres généralement confiés au concierge seront assurés par une personne au choix du syndic. Le service consistera à tenir en parfait état de propreté tous les lieux communs de la maison, les poignées et les ferrures, les vitrages des escaliers, à fermer les portes d’entrée chaque soir.
La personne qui sera désignée pour faire ce travail aura à se conformer à tous les ordres qui lui seront donnés par le syndic de son bâtiment son salaire sera compté parmi les dépenses incombant aux copropriétaires dans les conditions prévues à l’article quatre. »
Règlement de copropriété de l’Immeuble Clinard, 1954, p. 28,
archive personnelle d'une habitante actuelle de l'immeuble
Pourtant, le recoupement avec d’autres sources révèle que les concierges Jules et Marie Deshayes sont finalement embauchés par Benoni Audren, sans doute par solidarité entre deux vétérans. La fonction de concierge disparaît néanmoins de l’immeuble en 1968. De manière mécanique, la disparition de ce travail de contrôle et d’entretien participent de la dégradation de l’immeuble à partir des années 1970.
Sept générations de concierges se sont succédé dans l’Immeuble Clinard.
Pour en apprendre plus sur l’histoire de ces familles, nous nous sommes posé des questions et nous avons formulé des hypothèses. La recherche dans les archives nous a permis de trouver certaines réponses.